Pipéta tre' soou

«Pipéta tré' soou»

Pipéta aux trois sous


Pipéta était un jeune homme de vingt ans qui venait de terminer son service militaire. Il rentrait chez lui à pied, et il habitait loin. Il avait pour tout viatique trois sous en poche : c’était toute sa paye de soldat. Et il marchait ainsi sur les chemins tout en comptant sa solde : « un sou, deux sous, trois sous », et il faisait ses comptes pour gérer au mieux son petit pécule jusqu’à son arrivée à la maison paternelle : « un sou de pain, un sou de vin et un sou de saucisson ». Il comptait ainsi et dans cet ordre.

Bientôt, au détour du chemin, il aperçoit au loin, venant à sa rencontre, la silhouette sombre d'un vieil homme. Ils marchent l'un vers l'autre et, au moment de se croiser, le vieil homme s'arrête et salue fort aimablement Pipéta :
- Bonjour, jeune homme ! Où vas-tu donc ainsi ?
- Bonjour vieil homme, répondit Pipéta, je viens de finir mon service et à présent je rentre chez moi et c'est loin d'ici. Mais vous, continua Pipéta audacieux, un vieil homme seul sur les routes, où allez-vous donc ainsi ?
- Oh ! moi, tu sais, répliqua le vieil homme, je vais, je viens. À mon âge, on prend la vie comme elle se présente, on vit au jour le jour. Mais toi, un homme jeune et fort comme toi, tu as la vie devant toi, tandis que moi, je n'ai plus la force de travailler pour gagner de quoi manger. Alors toi qui es jeune, donne-moi quelque chose.

Pipette rétorqua alors d'un air fort mécontent :
- Ah ! non alors ! Ce n'est pas possible ! Je n'ai que les trois sous de ma paye pour rentrer chez moi et c’est encore fort loin d'ici ! Non, vraiment, je ne peux rien vous donner. Pas question !
- Allons, jeune homme, reprit le vieillard, n'aie pas le coeur si dur avec un pauvre homme comme moi ! Tu es jeune, tu dois être compatissant, allons, donne-moi quelque chose !

Devant l'insistance et l'émotion sincère que laissait paraître le vieil homme, Pipéta qui au fond de lui-même avait un coeur pur, se laissa attendrir, ouvrit sa large main de montagnard qui tenait encore les trois précieuses pièces, hésita un peu puis en saisit une et la tendit au vieillard en bougonnant :
- Tenez, prenez ça, je me passerai donc de saucisson ! Tant pis pour moi !
- Je te remercie beaucoup jeune homme, lui répondit le vieil homme. Je savais bien que tu étais un brave garçon. Cela se voit tout de suite à ton visage. Tu as bien fait de rendre service à un pauvre vieillard comme moi. Tu verras, tu ne le regretteras pas. Je te remercie encore et je te souhaite une bonne route.

Et le vieil homme se remit aussitôt en route et disparut bien vite derrière un tournant, laissant Pipéta un peu amer au milieu du chemin, serrant dans son poing le trésor qui lui restait. Et puis Pipéta retrouva très vite sa bonne humeur et se remit en marche en reprenant ses comptes :
- Un sou de pain, un sou de vin, c'est tout ce qui me reste pour rentrer chez moi... Ah ! maudit vieillard, marmonnait-t-il, quel diable t’a mis sur ma route ? Tant pis pour le vin, je devrai m'en passer.

Et Pipéta cheminait ainsi, poursuivant inlassablement ses petits comptes : « un sou de pain, un sou de vin... », quand il vit soudain au loin une petite silhouette sombre qui venait sur le chemin...

C'était un vieil homme qui marchait vers lui et qui, arrivé presque à sa hauteur, le salua fort aimablement et l'arrêta :
- Holà ! Bonjour, jeune homme ! Où vas-tu donc ainsi d'un pas si décidé ?
- Eh bien, je reviens de mon service, lui répondit courtoisement Pipéta, je rentre à présent chez moi et c'est bien loin d'ici.
- Tu en as bien de la chance, un beau jeune homme grand et fort comme toi ! poursuivit le vieil homme, tu as une grande et belle vie devant toi, tandis que moi, regarde, je suis au bout de la mienne, je suis démuni, je n'ai même pas la force de travailler pour pouvoir manger. Toi qui as l'air d'un si brave garçon, aide-moi, donne-moi donc quelque chose.
- Ah ! ça non, alors ! protesta Pipéta agacé, cette fois non ! J'ai déjà rencontré sur cette route un vieillard un peu dans votre genre qui m'a servi les mêmes discours et qui, au bout du compte, m'a extorqué un beau sou que je réservais pour mon vin. Alors cette fois-ci, pas question !


Mais le vieillard insistait :
- Allons, à ton âge on se débrouille toujours, on a la force de la jeunesse, et puis, tu es un brave garçon, Pipéta, cela se voit à ton regard, tu ne vas pas laisser un pauvre vieillard comme moi démuni, affamé, sans aucun soutien. Donne-moi quelque chose, tu ne le regretteras pas.


Pipéta continua de protester vivement pendant quelque temps, il grommela, il bougonna encore un peu, puis il se radoucit et son naturel de bon garçon l'emportant, il ouvrit sa large main qui tenait ses deux belles pièces, il hésita un peu puis en saisit une et la tendit au vieil homme :
- Allez, prenez donc ça et laissez-moi continuer ma route en paix maintenant !
- Ah ! Tu es vraiment un brave garçon comme je me l'imaginais, repartit le vieillard. Tu ne regretteras pas ton geste. Tu as très bien fait, tu verras. Allez, maintenant je dois y aller car j'ai à faire. Bonne route à toi, jeune homme.


Et le vieil homme reprit aussitôt son chemin et disparut bien vite, laissant Pipéta planté là au milieu du chemin, le poing fermé sur sa pauvre pièce, et l'air assez contrarié.


Mais Pipéta retrouva vite sa belle humeur et se remit prestement en route tout en reprenant ses calculs, qui étaient de plus en plus vite faits.
- Maudit vieillard, tu m'as bien dépouillé ! Il ne me reste donc plus qu’un sou pour finir ma route qui est encore bien longue. Alors, eh bien, tant pis pour le saucisson, je ne pourrai donc m'acheter qu'un sou de pain...


Pipéta en était là de ses comptes, lorsqu'il vit au loin un homme qui marchait dans sa direction. Lorsqu'il se fut un peu rapproché, Pipéta vit qu'il s'agissait d'un vieil homme qui l'apostropha ainsi une fois à sa hauteur :
- Bonjour jeune homme, tu marches d'un si bon pas, où vas-tu donc ainsi ?
- Ah non ! l’interrompit Pipéta avec fermeté, ça suffit comme ça ! Vous ne m'aurez pas. Je vois bien ou vous voulez en venir !
- Voyons, jeune homme tu m'as l'air fort et en bonne santé, tandis que moi je ne suis qu'un pauvre vieillard, démuni et sans forces. Donne-moi donc quelque chose...
- J'ai déjà rencontré aujourd'hui deux vieillards semblables à vous qui m'ont demandé l'aumône et m'ont supplié tant et plus qu'ils m'ont dépossédé de deux pauvres pièces que j'avais de ma paye de soldat pour rentrer chez moi, et c'est loin, c’est tout là-haut dans les montagnes. Alors cette fois, je ne vous donnerai rien à vous !
- Voyons, reprit le vieil homme, ne te montre pas si cruel. Toi, tu es jeune, tu te débrouilleras toujours, tu es fort, tandis que moi, que deviendrai-je ? Allons Pipéta, sois charitable...


Mais cette fois Pipéta tenait bon et semblait ne pas vouloir céder son dernier sou :
- Ah ça, certainement pas ! vociféra-t-il, il ne me reste plus qu'un sou pour m'acheter un peu de pain pour mon voyage, alors non, il n'est pas question que je vous le laisse ! Trouvez-vous une autre âme charitable, mais laissez-moi rentrer en paix !


Malgré cela, le vieillard poursuivait d'un ton calme et pourtant très déterminé :
- Dans ces conditions, jeune homme, partageons ! Allons acheter du pain et mangeons-le ensemble.


Pipéta hésita bien un peu devant une telle proposition, mais c'était un brave garçon, à l'âme généreuse, et il ne tarda pas à accepter.


Le vieil homme et Pipéta se mirent alors en chemin ensemble, ils se rendirent chez un boulanger dans un village proche et Pipéta acheta pour un sou de pain. Puis ils allèrent s'installer dans un pré voisin pour casser la croûte. Une fois les deux compagnons confortablement assis dans l'herbe fraîche, Pipéta se mit à couper des tranches dans la belle miche de pain doré, il en tendit une au vieillard et se mit lui-même à mordre à belles dents dans une autre, car Pipéta avait bon appétit et la marche lui avait creusé l'estomac.


Tandis que Pipéta se régalait, le vieillard, au bout d'un moment, fit une grimace en mâchant péniblement sa bouchée de pain et interpella son compagnon :
- Ah ! Pipéta, ce pain seul est trop sec pour moi, je n'ai plus de dents. Il me faudrait un accompagnement, un peu de viande tendre, pour pouvoir l’avaler.
- Ah ! vous en avez de bonnes, vous, alors ! s’esclaffa Pipéta. Et où voulez-vous donc qu’on trouve de la viande ? Il ne me restait qu'un sou pour ce pain ! Bien contents encore que nous l'ayons pour nous remplir un peu le ventre !
- Ecoute-moi, reprit le vieillard de sa voix toujours douce, tu vois la bergerie qui est là-haut, dans la montagne, tu vas y monter et là, tu trouveras le berger. Tu lui diras alors que tu viens de ma part, un vieil homme comme ci et comme ça, et tu lui demanderas qu'il te donne pour moi le plus beau de ses moutons. Va.


Pipéta n'en crut pas ses oreilles et ne put se retenir d’éclater de rire devant une demande visiblement aussi saugrenue :

- Alors vous, vous ne manquez pas de toupet ! lança Pipéta. Vous croyez qu'il suffit de se présenter dans une bergerie et de demander un mouton, et le plus beau encore, pour qu'on vous le serve aussitôt ? C'est plutôt avec quelques bons coups de son bâton que le berger va me recevoir !
- Mais non, Pipéta, poursuivit tranquillement le vieillard, fais-moi confiance : monte là-haut et parle au berger comme je te l’ai dit. Tu verras, tout ira bien.
- Bon, conclut Pipéta. Nous verrons bien ce qui se passera. Mais votre histoire, je n'y crois guère, moi.


Puis Pipéta se mit en chemin, grimpa dans la montagne, se rendit à la bergerie, trouva le berger, lui décrivit le vieillard et lui transmis sa demande. À ses simples mots, sans paraître s'étonner et sans aucune question, le berger se dirigea vers son troupeau, se saisit d'un superbe et gras agneau et l’apporta à Pipéta en le tenant fermement dans ses bras. Tout surpris qu'il fût, Pipéta chargea la belle bête sur ses fortes épaules, remercia l'homme et s'en descendit de la montagne.


Lorsqu'il arriva auprès du vieillard qui l'attendait tranquillement assis dans l’herbe, ce dernier le regarda venir puis lui demanda :
- Alors, tout s'est-il bien passé comme je te l'avais dit ?
- Ma foi, oui, répondit Pipéta, je ne comprends vraiment rien à cette histoire, vous m’avez l’air d’un sacré filou, vous. Enfin, puisque nous avons la bête, mangeons-la, parce que j’ai une belle faim, moi.


Pipéta, en jeune homme de la montagne habile et débrouillard, se chargea de tout et fit rapidement tout ce qu'il y avait à faire : il égorgea l'agneau, le pela, alluma prestement un feu et mit la bête à cuire. Cela prit un certain temps, au cours duquel Pipéta commençait sérieusement à souffrir de son estomac vide. Et alors, d’un geste vif, il se saisit du foie de l'agneau, si tendre qu’il était déjà cuit, et il s'en régala en une seule bouchée gourmande, prenant soin de bien de tourner le dos au vieillard qui semblait rêvasser, tranquillement assis contre son arbre.


Lorsque enfin l'agneau fut cuit, Pipéta le dépeça et tendit au vieil homme un morceau de viande tandis que lui-même se jetait gloutonnement sur un beau gigot. Pipéta mangeait à pleines dents et se régalait sans se préoccuper du vieil homme qui l’ interrompit bientôt :
- Ah ! fit-il d’une voix empreinte tout à la fois de tristesse et de douceur, cette viande est trop dure pour moi, je n'ai plus de dents, tu sais, je ne peux pas en manger. Donne-moi seulement le foie, cela m'ira très bien. Et toi, qui as bon appétit, prends le reste.

Pipéta, un peu surpris d’abord, ne se démonta pas et, faisant mine de fourgonner un moment dans la viande, répliqua enfin avec un aplomb bien personnel,:
- Ah ça alors, vous n’avez pas de chance, il n’a pas de foie, cet agneau, je le regrette bien pour vous…
- Mais que me racontes-tu là, Pipéta ? Sois gentil, donne-moi donc le foie.
- Mais non, vraiment, j’ai beau chercher, je ne le trouve pas : c’est que cet agneau n'avait pas de foie, voilà tout, poursuivit Pipéta avec fermeté.
- Cesse donc de faire l’idiot, Pipéta ! Qui pourrait croire une chose aussi invraisemblable ?
- Mais si, pourtant, je vous assure, c’est comme je vous le dis : cet agneau n'avait pas de foie, je n'y peux rien, moi !
- Ah ! je vois, reprit le vieillard avec un sourire malicieux, tu l'as mangé !
- Pas du tout, c'était un agneau sans foie et voilà tout !
- Voyons, cesse de mentir, Pipéta, avoue que c'est toi qui as mangé le foie et n’en parlons plus, ce qui est fait est fait.
- Mais non, c'est comme je vous le dis, je n'ai pas mangé de foie, ni entier ni le moindre morceau, puisque cet agneau n’avait pas de foie ! Comment dois-je vous le dire ?
- Quoi ? Poursuivit le vieillard, tu me jurerais que tu n'as pas mangé le foie de cet agneau ?
- Tout de suite et sans hésiter, je vous le jure ! proclama solennellement Pipéta.
- Ah ! bien, ça alors, c’est un bien étrange agneau que celui-là, un agneau sans foie ! Et toi, tu es un sacré menteur, mais je saurai bien te faire avouer, Pipéta, tu verras.


L'incident fut clos et le repas se termina, du moins pour Pipéta qui engloutit toute la viande à lui seul, et le pain avec. Le vieil homme le regarda se régaler en silence. Après quoi, ils se levèrent tous deux et se mirent en route, Pipéta reprenant le chemin de sa maison et le vieillard lui proposant de faire un bout de chemin avec lui.

Après quelque temps, les deux marcheurs se trouvèrent devant un petit ruisseau qu'ils devaient franchir à gué. Le vieillard laissa Pipéta traverser le premier, mais lorsque celui-ci fut au milieu du ruisseau, il l’arrêta :
- Reste où tu es, Pipéta, et dis-moi maintenant qui a mangé le foie du mouton.
- Ce n’est pas moi, répondit Pipéta avec fermeté.

Alors le vieil homme fit un geste rapide de son bras et l'eau du ruisseau, qui mouillait à peine les chaussures de Pipéta, monta instantanément jusqu'à ses genoux.

- Eh bien, Pipéta, reprit le vieillard, ce foie, qui l’a mangé ?
- Non, je vous le jure, ce n’est pas moi, rétorqua aussitôt Pipéta à peine surpris du phénomène.

Le vieil homme fit encore un signe et l’eau grimpa jusqu’aux épaules du jeune homme dont on ne voyait plus que le visage un peu inquiet tout de même. Et le vieillard reposa sa question :

- Alors, Pipéta, ce foie ? Tu vois bien que si tu mens encore, tu vas finir noyé cette fois !
- Je le jure et je le re-jure, je n’ai pas mangé de foie, l’agneau n’avait pas de foie !

Encore un geste du vieil homme et l’eau couvrit entièrement le jeune homme et à ce moment-là, chose incroyable, l’on put voir sortir de l’eau devenue énorme un bras qui agitait vivement la main en de grands gestes pour dire encore « non, non, non, non et non ! ».

A ce moment-là, le vieillard fit encore un signe bref et l’eau baissa instantanément, le ruisseau retrouvant son premier niveau, avec Pipéta qui se tenait là où il s’était arrêté, debout au milieu du menu courant, à peine mouillé, avec dans le regard moins d’étonnement et de stupeur de ce qui venait de se passer que d’arrogance et de fierté.

- Oh, mais tu verras, Pipéta, je saurai bien te faire avouer ! Oui, tu peux me croire, tu me l’avoueras. Patience.

Et les deux compagnons se remirent alors en route.

Ils arrivèrent bientôt en un pays où l’on disait que le roi avait une fille malade, si gravement malade que tous les meilleurs médecins s’étaient déjà pressés à son chevet sans succès. Et le roi, disait-on, promettait une immense fortune à celui qui parviendrait à la guérir.

- Eh bien, Pipéta, allons voir de quoi souffre cette princesse et nous la remettrons sur pieds ! lança allègrement le vieil homme.
- Comment cela, est-ce que seulement vous êtes médecin ? répliqua Pipéta avec un brin d’inquiétude.
- Arrête de poser des questions et suis-moi, nous serons riches !

Pipéta et le vieillard se dirigèrent vers le palais du roi, où le vieillard se présenta comme un grand médecin capable de guérir la princesse et il demanda à voir le roi.

Celui-ci reçut nos deux compères et les interrogea :
- Ainsi donc, vieil homme, tu prétends que tu peux guérir ma fille ?
- Mais oui, bon roi, vraiment, tu peux être tranquille, je guérirai ta fille. Tout ce que je te demande, c’est de conduire la jeune princesse dans la pièce du four à pain du château, avec une grande quantité de bois, et de fermer la porte à clé en nous laissant seuls avec ta fille, moi et mon jeune assistant que voici.

Le roi fut naturellement très inquiet de cette présentation de la thérapeutique. Néanmoins, il tenait plus que tout à la vie de sa fille bien aimée, et il accepta la proposition :
- Bon, j’accepte de faire tout ce que tu demandes, vieil homme, et si tu sauves ma fille, vous serez couverts d’or tous deux, mais je t’avertis bien que, si tu lui fais du mal, toi et ton assistant vous serez châtiés sans pitié, et ce sera la mort.

Là-dessus, on conduisit Pipéta et le vieillard dans la salle du four du château où l’on avait empilé un grand amas de bois, on y porta ensuite la princesse qui avait bien l’air d’être au plus mal, car elle était inconsciente et toute livide, et on l’avait transportée sur un brancard. Puis les porteurs s’en allèrent, et, comme convenu, le vieillard ferma la porte à clé de l’intérieur, demeurant seul avec Pipéta et la princesse endormie. Sans tarder, le vieillard commanda à Pipéta :

- Allez, Pipéta, allume le four, et mets beaucoup de bois, il faut qu’il soit très chaud.
- Mais qu’est-ce que vous voulez faire avec ce four ? s’enquit Pipéta, de plus en plus inquiet.
- Allons, dépêche-toi, et cesse de discuter !

Pipéta alluma un beau feu, comme il savait très bien le faire, et lorsque la chaleur fut presque intenable même dans la pièce, le vieillard commanda à nouveau Pipéta :

- Bien, le feu est assez nourri, aide-moi à y mettre la princesse !
- Quoi ? Mais qu’est-ce que vous dites ? Vous êtes complètement fou ! explosa Pipéta paniqué.
- Cesse donc de toujours regimber et pleurnicher, fais ce que je dis !
- Mais vous avez bien entendu ce que nous a promis le roi, si nous faisons du mal à sa fille et là, vous voulez la brûler ! Je ne veux pas mourir, moi ! hurlait Pipéta hors de lui et en larmes.
- Obéis-moi et tu verras que tout ira bien ! conclut le vieillard en saisissant le corps de la princesse inconsciente. Aide-moi donc !

Et Pipéta, sans effort, mais avec beaucoup de larmes et de cris, souleva la jeune fille et la jeta dans les flammes. Le vieil homme referma la porte et ils attendirent un long moment que tout soit consumé à l’intérieur du four, au milieu des pleurs et des gémissements du pauvre Pipéta qui se voyait déjà pendu à la potence.

Au bout de tout ce temps, le vieillard finit par ouvrir la porte du four. Il ne restait évidemment plus qu’une grande quantité de cendres éparses, mais de princesse, plus de trace. Pipéta, découvrant le contenu du four, se lança à nouveau dans de grands cris de désespoir :
- Mais qu’est-ce que vous avez fait là ! C’en est fini de moi ! Je suis perdu ! Je suis mort ! Pauvre Pipéta, je ne rentrerai plus chez moi maintenant !

Mais le vieil homme ne prêta guère attention aux jérémiades de son jeune assistant, et commença tout tranquillement, à l’aide d’une petite balayette, à réunir les cendres en un petit monticule à l’entrée du four encore tiède. Puis, sous l’œil éberlué de Pipéta, il se mit à faire quelques signes étranges en prononçant des paroles tout aussi incompréhensibles du pauvre Pipéta qui se demandait ce qui était en train de se passer sous ses yeux, quand, soudain, surgit du tas de cendres et se dressa devant eux devant le four, dans ses habits riches et brillants, le visage rose, frais et souriant, la princesse bien vivante et totalement guérie.

Pipéta était ahuri, il ouvrait ses grands yeux de jeune montagnard naïf, mais il y avait de quoi, c’est sûr ! Et Pipéta ne pleurait plus, maintenant, il criait, il chantait, il riait, il bondissait tout autour de la princesse et du vieillard. Il avait échappé à la mort.

Le roi arriva bientôt, averti par tous ces signes d’allégresse, découvrit sa fille bien-aimée en si belle santé, et en si grande beauté, qu’il en pleura de joie, serra sa fille dans ses bras, embrassa le vieil homme, embrassa aussi Pipéta, les remercia avec effusion et donna des ordres pour qu’on les conduise jusqu’à la salle du trésor où ils pourraient prendre autant d’or qu’ils voudraient.

On mena donc Pipéta et le vieil homme jusqu’à la salle du trésor, une vaste pièce aveugle entièrement bondée de pièces d’or entassées en d’énormes montagnes, oui, c’étaient des montagnes d’or. On ferma la porte et on les laissa là. Pipéta se jeta littéralement sur ces richesses étincelantes, il y plongea ses mains et par grosses poignées, il bourra ses poches de pantalon tant qu’il put, puis celles de sa veste. Mais il trouva qu’il n’en emportait guère, à ses yeux, alors il retira sa veste, et sa chemise, les boutonna et en noua les manches de manière à former ainsi des sortes de sacs qu’il empiffra de pièces d’or. Et il remplissait, il remplissait…

Il dut bien enfin cesser d’en mettre. Le vieillard avait quant à lui mis un peu d’or dans ses propres poches. Les deux hommes sortirent de la salle du trésor, Pipéta derrière, croulant sous le poids de ses sacs.

Ils quittèrent la ville, prirent un chemin, et au bout d’un certain temps, le vieil homme désignant un joli pré sur le bord du chemin, dit à Pipéta :
- Arrêtons-nous là, veux-tu, nous pourrons nous reposer un peu et nous en profiterons aussi pour partager notre récompense.
- Bien volontiers, répondit Pipéta.
- Vois cette grande pierre plate, là, vidons-y nos pièces d’or et faisons trois tas.
- Comment donc, trois tas, puisque nous sommes deux ? répliqua aussitôt Pipéta interloqué.
- Ne t’inquiète donc pas, fais comme je te dis, fais trois tas.

Pipéta obtempéra sans insister, il commençait à avoir l’habitude des bizarreries de son vieux compagnon. Une fois les trois tas d’or constitués, Pipéta revint à la charge :
- Voilà, j’ai fait trois tas, comme vous me l’avez demandé. Mais maintenant, expliquez-moi : pourquoi trois tas ?
- C’est bien simple, répondit le vieillard, un tas pour toi, un tas pour moi, et… le troisième pour celui qui a mangé le foie de l’agneau.
- Youpi ! Oui ! C’est moi, oui, c’est moi qui ai mangé le foie ! Youpi ! explosa Pipéta, fou de joie, bondissant et dansant autour des tas d’or.
- Ah ! Sacré coquin ! C’est bien toi qui l’as mangé, ce foie introuvable ?
- Mais oui, vraiment, c’est moi, c’est moi ! continuait de hurler Pipéta en rassemblant ses deux tas d’or.
- Eh bien, tu vois, petit filou, je te l’avais bien dit que je finirais par te le faire avouer !

Mais Pipéta ne l’écoutait déjà plus, tout occupé à caresser ses pièces d’or.
Puis le vieillard ajouta :
- Le moment est venu de nous séparer. Tu vas pouvoir rentrer chez tes parents, avec de quoi vivre aisément, toi et les tiens. Quant à moi, j’ai à faire de mon côté. Adieu et bonne chance.

Pipéta n’eut pas le temps de se retourner que le vieillard avait déjà disparu.

Pipéta emporta tout le trésor, car finalement, le vieil homme n’avait rien pris. Mais Pipéta ne rentra pas chez lui aussitôt. Il voulut d’abord aller en ville, pour fêter cette belle aubaine et s’amuser un peu. Puis il prit goût aux plaisirs de cette nouvelle vie, il s’y attarda, mena grand train, festoya beaucoup, eut des voitures, des amis, et dilapida toute sa fortune en quelques temps. Pipéta en demeura tout étonné et désespéré.
- Comment vais-je faire maintenant ? Je suis ruiné, je suis perdu !

Et il se mit à pleurer avec effusion.

C’est à ce moment-là qu’il entendit parler d’un roi qui avait sa fille très gravement malade, si gravement qu’aucun des plus grands médecins qui s’étaient succédés à son chevet n’avait pu guérir ; Pipéta apprit aussi que le roi promettait grande récompense à qui lui rendrait sa fille en bonne santé. Alors le jeune homme se dit :
-Je pourrais bien essayer de la guérir, moi. J’étais là quand le vieillard a guéri l’autre princesse, j’ai tout vu, je saurai bien en faire autant.

Et, sûr de lui, Pipéta se rendit à la cour du roi où il demanda audience. Avec son bagout habituel, il se présenta comme un grand médecin capable de sauver les cas les plus désespérés et assura au roi que, pourvu qu’on le payât bien, il rendrait la santé à sa fille quelle que fût sa maladie. Après les promesses de large récompense du roi, il demanda qu’on conduisît la princesse dans la salle du four du palais, avec une bonne provision de bois, et qu’on les y laisse seuls, enfermés à double tour. Le roi, effrayé et méfiant, menaça d’abord le jeune homme des pires châtiments, et même de la mort, s’il arrivait malheur à sa chère fille, puis, son espoir prenant le dessus, il céda aux étranges demandes de Pipéta. La princesse fut conduite, inanimée, dans la salle du four du palais, et on la laissa seule avec Pipéta qui ferma la porte à double tour et se mit aussitôt à allumer un très grand feu dans le four.

Après quoi Pipéta hissa le corps inerte de la princesse, le jeta dans les flammes et referma la porte. Puis il attendit. Au bout d’un certain temps, lorsque la porte du four sembla redevenue froide, il l’ouvrit, observa les cendres, les réunit en un petit amas, et commença à essayer de se remémorer les gestes et les paroles du vieillard l’autre fois. Puis il s’efforça de reproduire ces mouvements et à proférer quelques sons censés rappeler ceux du vieillard, mais ses gesticulations et son charabia ne produisirent aucun effet sur le pauvre tas de cendres qu’il avait devant lui. Il recommença, chercha, essaya de mieux se rappeler les paroles et les gestes du vieil homme, il eut beau faire, mais aucune princesse n’apparaissait devant lui.

Au bout d’un certain temps, Pipéta s’écroula et fondit en larmes. Il gémissait et hoquetait, et s’écriait :
- Mais qu’ai-je donc fait là ! Je suis perdu ! C’est fini, cette fois, le roi va me tuer ! Ah ! Si le vieillard était là !

Au dehors, le roi s’impatientait, et il était très inquiet. Lorsqu’il perçut les cris et les pleurs de Pipéta à l’intérieur, il fit enfoncer la porte et se précipita à l’intérieur avec ses gardes, inspectant la pièce, s’attardant sur les cendres à l’entrée du four.
- Où est ma fille ? Qu’as-tu fait d’elle, charlatan ? hurla le roi.
- Je ne comprends pas, j’ai pourtant tout fait comme le vieux, gémit encore Pipéta en montrant les cendres désespérément éteintes.

Le roi désespéré ordonna d’emmener Pipéta et fit dresser une potence.

Le lendemain, Pipéta allait être pendu. On l’avait conduit sur la place, il était déjà sous la potence et le jeune homme pleurait toutes les larmes de son corps, hurlait, protestait de sa bonne foi, clamait qu’il n’avait vraiment pas eu de chance et invoquait le vieillard.

On allait lui passer la corde au cou, quand une agitation se fit sentir dans la foule qui s’écarta bientôt, cédant le passage à un vieil homme qui avançait vers la potence d’un pas ferme en clamant :
- Arrêtez ! Arrêtez ! Pourquoi voulez-vous pendre ce jeune homme ? Qu’a-t-il donc fait ?

Alors le représentant du roi qui était là et dirigeait l’exécution expliqua au vieillard :
-La fille du roi était très gravement malade ; alors cet homme s’est présenté comme médecin et il a prétendu qu’il pouvait la guérir, mais au lieu de cela, il l’a brûlée dans le four du roi ! Le roi n’avait que cette fille et maintenant il est très malheureux !

- Je vois, je vois, répondit le vieillard qui comprenait parfaitement tout ce qu’avait voulu faire Pipéta, et pourquoi. Alors, se tournant vers celui-ci, il lui demanda :
- Mais pourquoi t’es-tu mis en tête de faire une chose aussi insensée ? N’avais-tu pas assez d’argent ? Tu avais pourtant tout emporté, les trois tas d’or, avec le mien et celui du mangeur de foie d’agneau !
- Tu as raison, vieil homme, je n’ai pas du tout été raisonnable, j’ai dépensé tout l’argent en des choses stupides et sans intérêt, je me suis comporté comme un imbécile. Alors, en apprenant la maladie de la princesse, j’ai voulu faire comme vous, mais ça n’a pas marché, je ne comprends pas pourquoi, j’ai pourtant tout fait comme vous, les paroles, les gestes, et tout ! Mais pas de princesse, rien que des cendres…
- Ah ! espèce de jeune écervelé ! reprit le vieillard, parce que tu crois peut-être que n’importe qui peut réussir ce que j’ai fait ! Tu t’es mis dans de beaux draps ! Est-ce que tu as tout laissé en place au moins ? Toutes les cendres sont restées dans le four ?
- Oui, je vous le promets, s’exclama Pipéta avec un sursaut d’assurance, je n’ai touché à rien, tout est dans le four.
- Bon, je vais aller là-bas, voir si je peux encore faire quelque chose.

Il demanda aux gardes de les conduire tous deux jusqu’au roi, qu’il trouva effondré de douleur. Là, le vieillard expliqua les erreurs du jeune Pipéta, insista sur les inconséquences et les folies de la jeunesse, mais aussi sur le bon fond finalement de ce brave garçon, lui demanda son pardon en lui proposant de le laisser, lui, tenter quelque chose qui pourrait sans doute lui rendre sa fille.

Le roi, touché par la douce compassion de ces paroles, mais plus encore par la promesse et l’espoir inespéré que lui offrait le vieillard, lui concéda que, si sa fille lui revenait en vie, Pipéta aurait la vie sauve.

Le vieillard se fit donc conduire, accompagné de Pipéta, jusqu’au four où, à sa demande, on les laissa seuls. Le vieillard examina alors le petit tas de cendres qui se dressait à l’entrée du four et demanda encore à Pipéta :
- Es-tu bien certain que toutes les cendres sont là ? Tu n’en as pas dispersé ou fait tomber ?
- Mais oui, comme je vous l’ai dit, assura Pipéta, tout est bien là, j’ai bien fait attention.
- Bien, conclut le vieillard, maintenant tais-toi et laisse-moi faire.

Puis il réunit encore un peu les cendres en formant un petit tas bien arrondi, et il se mit à faire ses gestes et à prononcer ses paroles mystérieuses. Et soudain, devant eux, se dressa la jeune princesse, bien vivante, fraîche et resplendissante de santé. Quelle ne fut pas la joie de Pipéta qui se mit à crier des « youpi » et des « hourra » en sautant et en dansant tout autour de la princesse étonnée. Et Pipéta l’embrassait même en versant des flots de larmes et en riant tout à la fois.

La joie du roi ne fut pas moindre, et il oublia bien vite son chagrin et sa colère en retrouvant sa fille dans toute sa fraîcheur et sa santé, revenue de la mort et parfaitement guérie du mal qui l’avait ravie à son affection.

En guise de reconnaissance envers le vieil homme et de pardon envers l’imprudent Pipéta, le roi offrit au premier de disposer de son trésor autant qu’il le souhaiterait, offre que le vieil homme déclina en le remerciant, et le roi offrit sa fille en mariage à Pipéta, qui ne déclina pas la proposition.

Et dans les jours qui suivirent, d’immenses festivités furent organisées pour célébrer les noces de Pipéta, notre brave montagnard imprudent et maladroit, et de la belle princesse.

Le vieil homme avait disparu depuis longtemps et la fête battait encore son plein lorsque moi-même je suis parti.