Les langues de Mollières. Italien, Piémontais, le dialecte gavot de Mollières : entre Nissart, Italien et Provençal ou Occitan

          Forcément, à Mollières, on était peu ou prou polyglotte et ce en raison même de la situation frontalière du village, entre France et Italie, entre Comté de Nice et Piémont. Et du reste, si l’on avait pu demander aux Molliérois de l’époque quel était leur sentiment d’appartenance, ils auraient été sans doute embarrassés pour nous répondre, et après tout, l’essentiel ne devait pas être là : les Molliérois appartenaient principalement et avant tout à la communauté des gens qui vivaient dans les montagnes et les vallées alpines de ce secteur, avec lesquels, d’un côté ou de l’autre des frontières administratives, ils entretenaient des liens commerciaux réguliers, mais aussi humains et culturels, tant il est vrai que tous ces gens, de ce côté-ci ou de l’autre, étaient très proches les uns des autres et se comprenaient intimement.

          Il faut ajouter, pour le cas de Mollières, une double anomalie : politique et physique. L’anomalie politique s’est inscrite dans l’histoire de Mollières, et l'on peut être bien certain que tous les Molliérois l’avaient parfaitement à l’esprit : c’est que lors du rattachement du Comté de Nice à la France en 1860, le territoire de Mollières est resté italien, pour faire une faveur personnelle au roi du Piémont qui était chasseur ! Les Molliérois furent ainsi coupés de leurs frères du Comté de Nice, et leur cœur a depuis nourri des nostalgies françaises, jusqu’au referendum de 1947 où, unanimement, les Molliérois ont voulu exprimer par leur oui franc et massif, que cette fois-ci, ils ne manqueraient plus l’occasion de devenir français, et ce d’autant plus encore que de nombreux migrants de l’exode des montagnes s’étaient quasi exclusivement installés en France, dans les villages alentours ou, plus encore, vers Vence, Grasse, Nice, etc.

          Le second point qui faisait aussi anomalie dans l’identité des Molliérois était d’ordre physique, relevait de la géographie physique : le village était italien alors que la rivière qui coulait sous leurs fenêtres se jetait dans la Méditerranée entre Nice et Saint-Laurent-du-Var. Et il leur était tellement plus facile et fréquent d’aller faire leurs affaires (ventes ou achats de denrées) en descendant à pied ou à dos de mulet à Saint-Sauveur, que d’avoir à franchir d’imposantes montagnes, en franchissant différents cols inhospitaliers – surtout pendant huit mois de l’année – pour aller faire cela en Italie, dans leur pays légal, à Valdieri ou à Vinadio. Et le temps nécessaire pour effectuer ce déplacement en Italie était nettement plus long, mais les Molliérois s’y rendaient tout de même, une ou deux fois l’an, aux foires, pour acquérir un jeune cochon à engraisser, des habits ou des outils, des marchandises mieux réputées et moins chères. Ils se rendaient aussi chaque année au sanctuaire de Santa Anna di Vinadio pour le pèlerinage du 26 juillet, où ils pouvaient cotoyer des pélerins transfrontaliers, acheter auprès de forains, et aller boire et chanter dans quelques tavernes.

          La complexité de cette situation à la fois historique, politique, culturelle et géographique de Mollières, au point que les Molliérois avaient un pied en Italie mais un autre en France, se sentaient à la fois proches des Niçois - de l'arrière-pays - et proches des Piémontais, se traduit tout naturellement dans la variété des langues pratiquées par les Molliérois qui étaient plus ou moins trilingues : tout d’abord, comme partout ailleurs, la langue maternelle, la langue de tous les échanges au village, le dialecte molliérois, qui est une forme de gavot ; mais ce gavot, proche aussi du niçois, était la langue des échanges avec la France, dans les villages comme Saint-Sauveur ou Isola : sur la foire, dans les épiceries, au café. C’est bien la langue commune provençale qui rattachait les gens de Mollières à la France : plus que toute autre chose, lorsqu’ils passaient commande dans leur propre langue dans un commerce de Saint-Sauveur, comment ne pas se sentir alors un sentiment de communauté transfrontalière ?

          Secondement et parallèlement à cela, les Molliérois pratiquaient le dialecte piémontais qui leur permettait d’échanger de la même manière dans les négoces et les foires de Vinadio, Cuneo, Borgo, Valdieri, mais principalement Vinadio, la plus proche. Là ils avaient également appris des chants populaires qu’ils entonnaient dans les cafés et lors du pélerinage de Santa Anna di Vinadio, juste derrière le Col Lombarde, pélerinage annuel que les Molliérois fréquentaient assidûment : c’était là la seconde culture des molliérois, véritablement piémontaise et populaire.

          On le voit, la culture de ces villages était surtout une culture régionale, une double culture régionale pour Molliéres, provençale et piémontaise, avant même d’être nationale. Précisons toutefois que ces échanges avec le Piémont ou les vallées niçoises ne concernait guère que les hommes, les seuls généralement à se rendre aux foires et aux provisons, ainsi qu’au café pour chanter des heures durant en vidant quelques pintes de Barbera ! La plupart des femmes molliéroises n’avaient guère quitté leur charmante vallée qu’à de très rares occasions…

          Enfin donc, il faut mentionner la troisième langue des Molliérois : l’italien, qui était appris et pratiqué à l’école avant tout, langue officielle, langue des formalités éventuelles, des démarches occasionnelles auprès des services officiels de la mairie de Valdieri (ventes, testaments, actes de naissance et de décès, par exemple), mais aussi la langue des journaux qui au XXè siècle arrivaient régulièrement au village et bien des Molliérois, adultes ou enfants, étaient abonnés à des revues ou journaux.

          Le français quant à lui n’était quasiment pas pratiqué, sinon à l’état de bribes, tant il est vrai que les échanges avec les Français se pouvaient toujours faire en dialecte gavot ou niçois.

          Il nous reste à présent à décrire un peu les traits du dialecte usuel des Molliérois : il s’agit d’une forme de gavot, branche du provençal ayant peu évolué depuis sa formation et restée très proche d’un provençal originel. Le gavot et le niçois sont fort proches, ils ont en commun un grand nombre de vocables spécifiques, et l’on pourra utilement effectuer des comparaisons en recourant au Glossaire raisonné de la langue niçoise d’André COMPAN (Serre Editeur, Nice, 1982).

          Comme nous l’avons évoqué précédemment, la situation géographique et culturelle plurielle de Mollières prédisposait cette langue à être poreuse, perméable aux influences de France, d’Italie et de Piémont, si bien qu’elle présente un vocabulaire enrichi de mots d’origine directement italienne, parfois française, parfois niçoise, et quelquefois encore, mais plus rarement, piémontaise. On ne négligera pas non plus de noter sur bien des mots son caractère très étymologiquement latin, très proche de l’origine latine, qui caractérise assez bien le gavot, cet « occitan ancien ». Sa grammaire rigoureuse, sa conjugaison puriste et implacable rappelant si fortement la grammaire et la conjugaison latines sont des marques supplémentaires de cette ancienneté du gavot.